VI
L’exode
Calvin se tenait sur la digue qui empêchait le Mizzippy de quitter son lit et d’inonder la ville de Nueva Barcelona. Deux cents mâts s’élevaient au-dessus de l’eau comme une forêt étrangement dénudée, tandis que les vaisseaux long-courriers montaient et descendaient le fleuve derrière des remorqueurs à vapeur. Des dizaines de colonnes de fumée et de vapeur se réunissaient pour jeter un voile sur la ville tandis que le soleil sombrait vers l’horizon.
La journée avait été suffocante et brumeuse. Déjà tout se brouillait à seulement un mille de distance. L’air était tellement saturé d’humidité que la sueur avait du mal à s’évaporer. Elle coulait dans le cou, le long du dos et des jambes de Calvin, et, quand il s’épongea le front, il ramena son mouchoir tout trempé.
Personne ne se plaindrait s’il amenait un semblant de fraîcheur.
Autour de lui l’atmosphère abandonna un peu de chaleur et l’envoya en altitude. À l’instant où la température baissait d’un ou deux degrés, la vapeur d’eau se mit à se condenser légèrement, juste assez pour former un nuage, mais pas assez pour produire de la pluie ou de la rosée. Il n’était pas facile de maintenir la température à ce niveau précis, et Calvin dut la faire monter et descendre sans trop de ménagement avant d’y parvenir.
Une fois la brume formée à sa convenance, il poussa son avantage plus loin, rafraîchit l’air, condensa l’humidité invisible en brouillard visible.
Calvin pivota lentement en regardant son brouillard s’étendre au-dessus de la ville. C’était ça, le pouvoir – changer la face du monde, aveugler les hommes et les femmes, faire obstacle à la lumière et à la chaleur du soleil, permettre à des esclaves et des opprimés de s’échapper en douce vers la liberté. Pauvre Alvin qui encageait toujours son pouvoir dans un carcan de règles – il n’en tirait jamais de grands plaisirs comme lui, Calvin.
Ça revenait à être riche mais à dépenser en pauvre. Voilà ce qu’était Alvin, non ? Un grippe-sou qui gardait en réserve son pouvoir gigantesque dont il ne se servait que sous la contrainte, dans des buts dérisoires et selon des règles conçues pour permettre aux faibles de commander aux forts. Je n’ai que faire de telles règles, se dit Calvin. Je refuse de porter des chaînes, à plus forte raison de m’en forger.
Alors je vais t’aider, Alvin, parce que j’en suis capable, que je t’aime et que ça m’est égal de participer à tes nobles causes quand ça m’arrange. Mais c’est moi qui prends mes propres décisions en tout.
Rassemble tes disciples et efforce-toi de leur apprendre à imiter maladroitement les Faiseurs, comme Arthur Stuart, le gamin triste que tu as privé de son talent. Mais ne me compte pas au nombre de tes disciples. J’ai passé trop d’années dans ma vie à te vénérer, à te suivre et à quémander ton attention, ton amour et ton respect. J’étais alors un enfant. Je suis maintenant un homme, j’ai tenu bon devant un grand empereur et j’ai abattu un malfaisant que tu n’avais pas le courage de tuer, Alvin.
Il ne suffit pas de détenir le pouvoir, Alvin. Il faut aussi la volonté de s’en servir.
Rue après rue, le brouillard envahissait sans bruit la ville, voilait la lumière du soleil couchant et dissimulait les passants.
Les esclaves sentaient passer autour d’eux la brume fraîche et humide ou regardaient par les fenêtres disparaître les bâtiments de l’autre côté de la rue et songeaient : Aujourd’hui nous allons traverser le Jourdain pour gagner la terre promise.
Dans le quartier français, les enfants et petits-enfants des fondateurs de la ville qu’on leur avait volée regardaient eux aussi à l’extérieur de leurs cabanes et se disaient : Vous ne pouvez plus nous garder ici, conquistadors. Vous pouvez nous prendre notre ville, mais ce n’est que de la terre. Vous ne pouvez pas vous accrocher à nous si on a envie de partir.
Dans le quartier des marais, les plus pauvres d’entre les pauvres – les Noirs affranchis et les Blancs sur le pavé – virent le brouillard et rassemblèrent leurs maigres biens pour le voyage qui les attendait. La Tia, Marie la Mort, un sorcier du Nord… qui ils suivaient, ils s’en fichaient. Tout valait mieux que rester ici.
Mais ailleurs dans la ville, dans les belles demeures et les logis plus modestes de la classe ouvrière, dans les hôtels, les bordels et le long des quais, les habitants qui se terraient déjà par peur de la fièvre jaune craignaient aussi de s’aventurer dans les rues – ils voyaient les volutes de brouillard les envahir et se croyaient victimes d’un fléau biblique. Je ne vais pas sortir par ce temps, se disaient-ils. Je vais envoyer un esclave faire mes courses. Je vais laisser les rues aux pauvres et à ceux dont les affaires sont si pressantes qu’ils n’hésitent pas à risquer leur vie pour les mener à bien.
C’est uniquement dans les tavernes, où la boisson apportait quelques heures de courage et de passion démonstrative, que la peur se transformait en haine. Quelqu’un nous a apporté cette fièvre jaune. Ce sont ces sorcières françaises, cette Marie la Mort et sa mère. Marie la Mort n’a-t-elle pas prétendu que sa mère était la première touchée par l’épidémie ?
Ce sont ces abolitionnistes pervers brasseurs de races d’Orignal et d’Écureuil, ce sont eux qui nous apporté cette calamité, ils ont jeté un sort à la ville parce qu’ils nous en veulent de maintenir les Noirs à la place que Dieu leur a attribuée. Vous voulez une preuve ? Tout autour de leur maison on meurt de la fièvre, mais personne n’est malade chez eux, on n’en a sorti aucun cadavre.
« C’est pas Orignal ni Écureuil, ça non, fit un costaud qui portait un couteau à la hanche comme d’autres un pistolet. C’est la bonne maison, mais ça vient d’un voyageur qui y loge avec son mignon croisé dont il use comme une sorcière d’son chat. Il s’appelle Alvin et il a un sac plein d’or qu’il a volé au forgeron chez qui il était apprenti. Moi j’vous l’dis, c’est lui qu’a amené cette fièvre chez nous autres. On les a vus, son mignon et lui, à la fontaine publique ousqu’on a tiré l’eau magique. »
Ils écoutaient l’homme, subjugués. L’envie d’agir les démangeait, ces gars-là. Ils étaient venus à Barcy pour participer à une guerre, mais la crainte de la fièvre avait renvoyé les soldats de l’armée du roi dans leurs trous, et eux se retrouvaient dans des tavernes à se tourner les pouces. Leurs poings se fermaient. La boisson les chauffait intérieurement. Une bonne pendaison les aurait soulagés. Mettre le grappin sur un gars et son petit esclave, les traîner jusqu’à un arbre ou un réverbère, les hisser et les regarder se cramponner, se convulser et se pisser dessus au bout d’une corde qui les étrangle. Une bonne façon d’employer cette nuit noyée dans le brouillard. Il n’y aurait pas de témoins, la fièvre s’arrêterait peut-être, et même si elle ne s’arrêtait pas, une pendaison de temps en temps restait une bonne idée, ça entretenait la colère, et qu’on ne vienne pas raconter de bêtises à propos d’innocents. Si on connaissait le fond des pensées des gens, tous mériteraient au moins cinq fois la corde.
Ils sortirent en vacillant de la taverne et titubèrent dans la rue en braillant menaces et fanfaronnades. Quelques-uns portaient des torches afin d’y voir plus clair dans le brouillard et la nuit qui tombait sur la ville, et, alors qu’ils s’approchaient des quais, se joignirent à eux les ivrognes, les enragés, les craintifs et les simples curieux venant d’autres tavernes. Où allez-vous ? On s’en va pendre un sorcier itinérant et son petit serviteur.
Les esclaves qui se déplaçaient furtivement dans les rues plongèrent dans des venelles ou dans l’ombre des porches au passage du groupe. Mais les émeutiers ne cherchaient pas à pendre le premier Noir qui leur tomberait sous la main. Ils avaient ce soir un individu précis en tête, grâce à l’inconnu armé d’un grand couteau à la ceinture. Ils le dénicheraient chez Écureuil et Orignal – qu’il faudrait sûrement pendre aussi, la corde ne manquait pas à Barcy.
*
Arthur Stuart comprit tout de suite que le nom « quai du Français » relevait d’une ironie cruelle. À côté des quais qui bordaient le Mizzippy sur des milles, la pauvre jetée du lac Pontchartrain était pathétique. Plusieurs dizaines de crevettiers y étaient amarrés et d’autres continuaient d’arriver au milieu des cris et des réponses des pêcheurs qui s’entraidaient à trouver leur chemin dans le brouillard. Tous parlaient français, une langue dans laquelle Arthur commençait à s’exprimer couramment, même s’il soupçonnait le français qu’il apprenait ici, à La Nouvelle-Orléans, de ne pas être tout à fait celui que Calvin avait entendu à Paris.
Il n’y avait pas la place pour cinquante enfants sur ce quai animé, aussi Écureuil et Orignal laissèrent-ils leur famille en retrait derrière les entrepôts de poisson afin de ne pas gêner. Beaucoup de pêcheurs de crevettes connaissaient déjà les événements de la soirée. D’accord ou non pour prendre le départ, personne ne discutait ni ne contestait. Tous contournaient les enfants et ne faisaient aucun commentaire sur leur présence. Ceux qui n’avaient pas prévu de suivre Marie la Mort hors de la ville n’osaient pas se mettre pour autant en travers de son chemin.
Les Noirs commençaient eux aussi à arriver mais se tenaient encore plus loin pour ne pas gêner. Comme les enfants, ils portaient des sacs et des besaces, mais le spectacle de leurs maigres bagages faisait peine à voir quand on savait qu’ils amenaient tout ce qu’ils possédaient au monde. Les Noirs qui bouchaient le passage d’un pêcheur avaient droit à un grognement ou à un aboiement pour qu’ils libèrent la voie ; il était clair que, même chez les Français opprimés, les Noirs avaient un statut social encore inférieur.
Les mouches voletaient et grouillaient partout, attirées par le festin des déchets de crevettes rejetés tout au long du rivage. Les moustiques aussi, et Arthur Stuart imaginait aisément qu’avec tout ce monde rassemblé les petits suceurs de sang se rempliraient la panse et gonfleraient jusqu’à exploser. Il imaginait le bruit qu’ils produiraient, comme des coups de feu au loin, des plop plop plop de moustiques éclatés.
Seulement, il ne voulait pas qu’ils se nourrissent du sang des enfants.
Il tenta d’envoyer sa bestiole dans un moustique, mais l’insecte ne tenait pas en place. Et puis il ne cherchait pas à pratiquer sur lui d’opération chirurgicale, il voulait lui parler comme le faisait Alvin, lui dire d’aller voir ailleurs. Mais il ne put trouver sa flamme de vie. Elle était trop petite et trop faible. Même les flammes de vie des grosses mouches paresseuses lui restaient presque invisibles. Il tâcha pourtant de parler en esprit aux moustiques. « Allez-vous-en, dit-il en silence. Rien à manger icitte. » Mais, s’ils l’entendirent, ils ne lui prêtèrent aucune attention.
Deux bateaux entrèrent en collision dans la purée de pois, ce qui donna lieu à des bordées de cris et de jurons. C’était ridicule, se dit Arthur, de devoir supporter ici le brouillard alors qu’on n’en avait pas besoin. Et le brouillard se rapprochait davantage du métal et de l’eau, il pouvait entrer dedans et le modifier. Il brassa un peu d’air, fit venir du lac une brise légère qui repoussa la brume vers la ville où elle était nécessaire.
À la grande satisfaction d’Arthur, le ciel mit peu de temps à se dégager. Le coucher du soleil embrasait désormais tout l’ouest tandis que le brouillard épais planait à seulement une ou deux rues de distance du lac. Les pêcheurs amarrèrent rapidement leurs bateaux et déchargèrent les caisses de crevettes qu’ils traînèrent dans les entrepôts. Puis ils disparurent dans les rues, certains avec des voitures à bras chargées de crevettes destinées à la vente, les autres sans doute pour passer chez eux récupérer leurs familles et les ramener au quai du Français dans le but de prendre la fuite.
Comme il n’était plus indispensable d’y voir très clair, Arthur Stuart laissa tomber le vent, et le brouillard dériva de nouveau légèrement au-dessus du lac. Il apporta du même coup le silence, un silence pesant qui assourdissait les pas et réduisait les voix au niveau du chuchotement.
Alors qu’il faisait de plus en plus noir, Arthur se dit avec inquiétude que des gens risquaient de se perdre en route ou de tomber à l’eau, aussi réveilla-t-il à nouveau la brise afin de dégager l’accès au rivage. Il entendait des cris au loin, et il comprit au bout d’un moment qu’il devait s’agir d’émeutiers qui sillonnaient les rues de Barcy. Il se fit du souci pour les fuyards qui voulaient rejoindre le lac, mais le brouillard était le meilleur allié qu’ils trouveraient jamais, et Arthur Stuart ne vit pas ce qu’il pouvait faire de mieux.
Alors que la brume se levait et que la faible clarté des étoiles et d’un croissant de lune illuminait le rivage, Arthur Stuart se rendit compte que l’homme assis en tailleur dans l’eau peu profonde était Alvin.
Aussitôt il se dirigea vers lui à grands pas, mais sans rien dire car Alvin avait l’air de se concentrer. Il vint près de lui et vit que le compagnon forgeron tenait un couteau à la main, la pointe de la lame sous l’eau. Il entaillait la peau tendre sur le côté de son talon gauche, sous l’articulation avec le tibia.
Un filet de sang se mit à couler lentement dans l’eau.
Comme par habitude à présent, Arthur Stuart suivit le fluide vital dans le lac, le sentit se disperser. Mais soudain le sang cessa de se dissoudre pour former peu à peu une structure rigide, rassembler de l’eau tout autour d’un treillis délicat puis l’épaissir et la durcir en un matériau qui ne ressemblait en rien à de la glace mais beaucoup à du verre mince et fragile.
La zone d’eau durcie s’étendit sur quelques pas de chaque côté d’Alvin puis s’étrécit graduellement à mesure qu’elle s’éloignait à la surface du lac. Lorsqu’elle fut réduite à la largeur des deux bras écartés d’Alvin, elle se stabilisa et s’allongea loin, très loin, droit vers le nord. Arthur la sentait avancer. Mais il voyait aussi qu’elle était liée au sang du forgeron qui continuait de s’écouler dans l’eau et de pousser toujours plus loin la structure interne, fine comme de la dentelle, du chemin de cristal.
Le pont s’allongeait depuis sa base, pas depuis son extrémité.
« Tu l’vois, Arthur Stuart ? souffla Alvin.
— Et à l’autre bout, tu crois pouvoir l’arrimer et le tenir fixé ?
— J’peux essayer.
— Ça prend plusse de sang que j’croyais, fit Alvin, mais moins que j’craignais. J’suis pas sûr d’connaître quand ça sera assez long. Faut que je m’concentre sus ce que j’fais icitte. Alors j’ai b’soin de toi pour conduire la traversée sus l’chemin, par rapport que tu l’vois. Et quand tu seras à l’aut’ bout, arrime-le bien et empêche-le de grandir encore. Je l’sentirai de ce bord-ci. J’connaîtrai que tu fais ça et j’connaîtrai quand t’auras fini.
— Asteure ? demanda Arthur Stuart.
— Si on veut faire croiser tout l’monde en une nuitée, j’crois qu’asteure c’est l’bon moment pour commencer. »
Arthur Stuart se retourna et fit signe à Écureuil et Orignal. Ils ne le virent pas. Alors il les appela, mais pas trop fort. « Pap Orignal ! Mam Écureuil ! Vous pouvez amener les enfants ? »
Ils descendirent jusqu’au bord de l’eau, Pap Orignal appuyé sur Mam Écureuil et un des garçons les plus âgés. À leur arrivée, Arthur Stuart prit pied sur le cristal.
Aux yeux de tous, il avait l’air de se tenir debout sur l’eau. Ils en eurent le souffle coupé et un enfant se mit à pleurer.
« Approchez-vous, dit Arthur Stuart. Voyez ? C’est lisse là ousqu’on peut marcher sans danger. C’est pus de l’eau. C’est du cristal, et vous pouvez marcher d’sus. Mais restez dans l’mitan. Tenez-vous la main, restez ensemble. Si quèqu’un tombe, remontez-le. L’cristal est assez solide pour vous supporter, voyez ? »
Arthur plongea le regard droit dans le cristal sous lui tandis qu’il tapait violemment deux fois du pied.
Ce qu’il y vit le glaça.
C’était sa mère en train de voler, un nouveau-né attaché devant elle. De voler au-dessus des arbres en direction du nord, vers la liberté.
Et brusquement elle ne pouvait pas voler plus loin. Épuisée, elle chutait jusqu’à terre où elle restait étendue, en pleurs. Elle allait maintenant tuer le bébé, comprit Arthur Stuart. Plutôt que le voir retourner en esclavage, elle allait tuer le bébé puis se tuer ensuite.
« Non, murmura-t-il.
— Arthur Stuart, fit sèchement Alvin, regarde pas dans l’cristal. »
Arthur s’arracha à la vision et fut surpris de découvrir qu’Orignal, Écureuil et leur famille le regardaient, les yeux écarquillés.
« Personne regarde le pont en d’sous, dit-il. Vous croirez voir des affaires, mais elles y sont pas vraiment. C’est pas fait pour qu’on l’regarde mais pour qu’on marche dessus.
— J’vois pas les bords, dit Mam Écureuil. Les enfants connaissent pas nager.
— Pas b’soin, dit Arthur. On va mettre les p’tits entre les grands. Tout l’monde se tient la main.
— Les tout-p’tits pourront pas marcher aussi longtemps », fit Pap Orignal.
Quelqu’un se fraya un passage à travers la famille jusqu’au bord de l’eau. La Tia.
« Tracassez-vous pas d’ça. Y a des tas d’bras costauds icitte pour porter ceusses qui peuvent pas marcher. » Elle appela plusieurs noms, à la suite de quoi des jeunes gens et jeunes femmes à l’air solide s’avancèrent, des Noirs pour la plupart, mais aussi quelques Français et autres Européens. « Tout va bien, les p’tits, lança-t-elle aux enfants. Les grands vont vous porter, pas de tracas. Dites-leur que ça va aller, demanda-t-elle à Mam Écureuil.
— Tout va bien, dit Écureuil. C’est nos amis asteure, ils vont nous faire passer ce pont qu’Alvin a créé pour nous autres. »
Certains enfants geignirent et d’autres pleurèrent franchement, mais ils tinrent quand même bon et firent de leur mieux pour obéir malgré la peur. Arthur Stuart s’aventura plus loin sur le pont en prenant soin de bien rester au milieu. Le pire serait de trébucher et de tomber à l’eau. Ils seraient alors tous terrifiés. « Allez, venez, dit-il. Va pas falloir traîner une fois qu’on sera partis.
— Moi, j’reste icitte, dit La Tia. J’vais les faire avancer et s’aider les uns les autres. Vas-y, toi. On suivra. »
Arthur refit face à la rive opposée et marcha une bonne vingtaine de pas sur le pont. Puis il s’arrêta et se retourna. Plusieurs enfants des plus âgés le suivaient non sans hésitation. Il revint vers eux à grandes enjambées et prit le premier par la main. « Agriffez-vous tous les mains, dit-il. Restez bien en ligne. Le chemin est long, mais vous allez y arriver.
— Écoute la musique, lança Alvin. Écoute la musique de l’eau et du ciel, la vie autour de toi. Le chant vert va te conduire. »
Arthur Stuart connaissait bien le chant vert, même s’il ne savait pas le découvrir tout seul. Mais dès qu’Alvin l’eut évoqué, le jeune métis en prit conscience, comme si la musique avait toujours été présente et qu’il n’y avait pas prêté attention jusque-là. Il reprit sa marche en tenant la main de l’enfant derrière lui et adopta un pas qu’à son avis tout le monde pourrait suivre.
Dans l’obscurité, il ne distinguait pas le pont qui s’étendait devant lui – ses yeux lui disaient seulement qu’il avançait vers le centre d’un lac dépourvu de chemin. Mais sa bestiole le sentait sans difficulté qui s’étendait de plus en plus loin, aussi progressait-il avec confiance.
Au début, il ne pouvait pas s’empêcher de se tourmenter à propos de tout ce qui risquait de mal tourner. Quelqu’un qui tombait dans le lac. Le chemin impossible à retrouver. La découverte, quand il arriverait au bout, que le pont n’atteignait pas tout à fait l’autre rive. Ou le pont qui se ramollissait, de plus en plus mouillé, à mesure qu’il s’éloignait d’Alvin. Ou qui se repliait sur lui-même en une spirale qui ne conduisait nulle part. Il imaginait toutes sortes de désastres.
Mais le rythme des pas successifs, le clapotis de l’eau et les cris des oiseaux calmèrent peu à peu ses appréhensions impitoyables. C’était le rythme familier du chant vert. Il le laissa l’envelopper comme une transe. Ses jambes commencèrent à se mouvoir d’elles-mêmes, lui parut-il, aussi ne pensa-t-il plus à marcher ni même à bouger, il se laissa tout bonnement porter en avant comme s’il était une partie du pont, comme s’il était lui-même une brise dans la nuit. Le pont vivait sous ses pieds. Le pont était un prolongement d’Alvin, comprit-il alors. C’était comme si les mains du forgeron le soutenaient, comme si l’eau et le vent l’entraînaient.
Il s’aperçut par moments qu’il chantait lui-même. Il ne fredonnait pas, non, il chantait tout haut une chanson étrange qu’il connaissait depuis toujours sans l’avoir jamais remarqué. La fillette qui le suivait en retint la mélodie et la murmura en même temps que lui, puis l’enfant derrière elle, et Arthur finit par entendre que beaucoup de voix la reprenaient en chœur. Nul ne pleurait ni ne geignait désormais. Il distinguait plus loin en arrière les voix des adultes. Mais toutes restaient faibles, simples fils de trame dans le tissu du chant immense que percevait Arthur, un chant qui venait du vent, des vagues, des poissons sous l’eau, des oiseaux dans le ciel, des animaux qui les attendaient de l’autre côté du lac, de la file de gens qui occupait le pont sur un demi-mille, sur un mille.
Arthur marchait de plus en plus vite sans se rendre compte qu’il accélérait, mais les enfants ne se plaignaient pas. Leurs jambes s’activaient à la vitesse nécessaire. Et les adultes qui en portaient s’aperçurent que les petits ne devenaient pas plus lourds. Les bébés s’endormaient, accrochés à leur cou, et le souffle de leur respiration suivait le rythme du chant. Ils avançaient à grands pas, inlassablement, sans que la rive opposée ne paraisse se rapprocher.
Et à mesure que le chant vert les enveloppait tous, le pont donnait l’impression de devenir lumineux. Ils en voyaient désormais les bords et y sentaient palpiter le chant vert. À chaque pas sur le cristal, le chant s’enflait un instant et le pont luisait avec un peu plus d’éclat dans la nuit. Arthur Stuart comprit alors qu’ils devenaient partie intégrante du pont, que leurs pas le consolidaient, l’épaississaient, le renforçaient pour ceux qui suivaient. Et comme le pont était partie intégrante d’Alvin, les pas le renforçaient lui aussi, ou du moins rendaient son ouvrage moins épuisant.
Arthur sentait battre le cœur d’Alvin dans le pont de cristal. Et il se rendit compte que la lumière qu’on en voyait monter était le pâle reflet de la flamme de vie d’Alvin.
Elle paraissait n’en jamais finir, cette traversée. Puis, soudain, il aperçut la terre ferme devant lui, et il eut l’impression qu’elle avait bien peu duré.
Il envoya sa bestiole en éclaireur et vit que le pont n’atteignait pas encore le rivage. Aussi, sans ralentir l’allure, il la projeta au-delà afin de découvrir où la limite de l’eau lapait la boue et il dit au cristal – à Alvin : C’est là. Le bord est là. Avance jusqu’à ce point-là et pas plus loin.
Le pont bondit en avant. C’était ce qu’attendait Alvin, que la bestiole d’Arthur montre la voie, et en un rien de temps le pont s’ancra dans le rivage.
Arthur Stuart n’accéléra pas malgré son envie de courir sur les dernières centaines de mètres. Des gens le suivaient en se tenant par la main. Il garda donc le même rythme jusqu’au bout puis tira la fillette derrière lui sur la rive.
Il la conduisit plus loin jusque sous les arbres tout en lui parlant. « On va s’en aller dessous les arbres, lui dit-il. Les autres suivront. Continue d’avancer et va sus la droite, comme ça y aura d’la place pour tout l’monde. Tenez-vous toujours la main, tous. »
Puis il la lâcha.
Aussitôt le chant vert le lâcha, lui.
Il tituba, faillit s’écrouler.
Il resta immobile un instant, le souffle coupé, dans le silence inconfortable.
La file des fuyards sur le pont s’étirait sur des milles, il le voyait, et tout le monde se déplaçait rapidement, plus vite qu’il n’aurait imaginé. Même Pap Orignal marchait à présent aisément à grands pas, fièrement, sans personne pour l’aider.
Il vit Écureuil et Orignal vaciller à leur tour lorsqu’ils lâchèrent la file. Mais ils s’occupèrent aussitôt des enfants, conscients de leurs responsabilités.
Et je ne vais pas oublier les miennes non plus, se dit Arthur Stuart. Il passa en revue les environs, en quête des flammes de vie des petits animaux. Il découvrit les serpents plus facilement que les moustiques mais eut un peu de mal à les réveiller et les envoyer ramper plus loin. Il y a du danger ici, les prévint-il en esprit. Partez, mettez-vous à l’abri. Ils lui obéirent paresseusement. Il se sentit euphorique. Il soupçonnait qu’une partie du pouvoir du forgeron l’habitait encore et lui permettait d’accomplir ce qu’il n’avait jamais cru possible. Ou peut-être le trajet sur le pont d’Alvin, entouré du chant vert, avait-il réveillé en Arthur Stuart des sens jusque-là endormis.
Est-ce que nous allons tous devenirs des Faiseurs maintenant que nous avons passé ce pont ?
Ici et là il obligea l’eau à disparaître d’un marais afin que le terrain où les gens devraient se tenir soit bien ferme. Et de temps en temps il renvoyait sa bestiole en arrière le long du pont jusque de l’autre côté du lac pour voir comment s’en sortait Alvin. Le pont restait solide, ce qui voulait dire que la flamme de vie d’Alvin brillait avec éclat. Mais le forgeron était trop loin pour que le jeune métis le trouve, aussi ignorait-il si la faiblesse le gagnait. Il ne trouva pas davantage l’autre bord pour y compter les gens qui attendaient encore, il n’avait donc aucune idée du nombre de ceux qui devaient encore passer.
C’était à lui de s’assurer qu’il y avait de la place pour tout le monde, un espace assez solide et sûr où se rassembler.
Beaucoup s’assirent, puis s’allongèrent et, le cœur résonant encore des échos du chant vert, s’assoupirent à la faible clarté de la lune, leurs rêves bercés par la musique de la vie.
*
Calvin ne pouvait pas s’empêcher d’être curieux. Et rien ne l’obligeait à s’éterniser sur la levée pour maintenir le brouillard en place. À vrai dire, le brouillard pouvait très bien se dépatouiller sans lui à présent. Et avec toutes les flammes de vie apeurées et enragées qui s’écoulaient dans les rues de Barcy, Calvin ne voyait aucune raison particulière de rester tout seul. Qui savait quel méfait pouvait manigancer cette populace ? Et vu qu’il était un Faiseur, n’était-ce pas à lui d’empêcher que ce méfait se produise ?
Un groupe fouillait le quartier français, de plus en plus furieux à chaque maison qu’il découvrait vide. Un autre groupe, surtout composé d’ivrognes des quais, cherchait des esclaves à jeter à l’eau. N’en trouvant aucun, ils se mirent à balancer au bouillon tous les passants qui parlaient anglais avec un accent étranger ou ne le parlaient pas du tout. Ce qui n’était pas très logique, puisque la ville n’était même pas américaine.
Tout ce qu’en voyait Calvin, c’était la colère dans les flammes de vie et, bien entendu, la panique chez ceux qu’on précipitait dans le fleuve.
Le groupe le plus enragé, celui qui marchait avec le plus de détermination, se dirigeait droit sur l’orphelinat où Alvin n’avait pas pu résister à l’envie de se rendre intéressant en retouchant la réparation que son frère avait effectuée sur le pied du bonhomme. Pourquoi faire autant d’histoires ? Calvin aurait aimé le savoir. Quand était-il censé avoir appris l’anatomie ? Évidemment, Alvin savait tout, lui – tout, sauf comment fonctionnait réellement le monde.
Qu’il reste donc assis au bord de son lac d’eau saumâtre et laisse s’écouler sa flamme de vie pour en faire un pont où pourrait passer la lie de la terre. De l’Alvin tout craché, non ? Jouer le gars humble au service de tous. Mais Jésus avait déclaré que celui qui tenait le plus à diriger était celui qui se consacrait au service de tous. Est-ce que ça n’en disait pas long sur Alvin, en fin de compte ? Qui était l’ambitieux ? Calvin voulait bien rester en retrait – la place que devait occuper un Faiseur, comme le répétait toujours Alvin. Mais avec son frère, c’était « fais comme je dis et non comme je fais ».
Calvin parcourut aisément au petit trot les rues embrumées – les gens honnêtes et à jeun restaient tous chez eux, effrayés par le brouillard soudain et les échos des cris au loin. Des soldats patrouillaient aussi. Les Espagnols cherchaient officiellement une émeute à réprimer, mais les officiers prenaient soin de passer par les rues les plus calmes, car il ne fallait espérer ni honneur ni sécurité dans un affrontement avec la populace. Si on tire, c’est un massacre ; si on ne tire pas, on risque de recevoir un pavé en pleine tête.
Il n’était donc pas difficile d’éviter les soldats, et Calvin se retrouva bientôt à proximité du groupe d’agités au moment où ils arrivaient devant la maison d’Écureuil et Orignal. Il ne s’intéressait pas tellement aux membres de ce groupe – une populace restait une populace, et toutes les figures étaient laides et abruties, comme à chaque fois qu’on se décharge de la prise de décision sur quelqu’un d’autre. Des marionnettes bestiales, voilà ce qu’étaient les émeutiers. Ce que voulait Calvin, c’était la flamme de vie ardente et sombre qui les conduisait et les excitait.
Du verre vola en éclats lorsque des briques et des cailloux passèrent à travers les fenêtres de la maison. Plusieurs porteurs de torches essayaient de mettre le feu à la bâtisse, mais l’atmosphère était si lourde et humide qu’ils n’y parvenaient pas.
Le meneur, armé d’un gros couteau à la hanche, raillait les prétendus incendiaires. « Vous avez encore jamais allumé d’feu ? Les bébés se brûlent tout l’temps mais, vous, vous arrivez même pas à incendier une maison de bois sec ! »
Calvin s’avança discrètement. « M’est avis qu’il faut des fois tout faire soi-même. »
L’homme se retourna et ricana. « Pour que les Espagnols trouvent un informateur qui témoignera contre moi ? Non merci.
— J’pensais pas à vous », dit Calvin. Il tendit le bras et leva le doigt vers le toit. Le doigt toujours pointé, il chauffa le bois juste en dessous du sommet du pignon, si brusquement et violemment qu’il prit aussitôt feu.
Des acclamations montèrent de la foule, tout le monde étant trop soûl, semblait-il, pour noter que le feu avait pris aussi loin que possible des porteurs de torches aux résultats pitoyables. Mais le chef des émeutiers n’était pas soûl, lui, et c’était le seul que Calvin cherchait à impressionner.
« Vous connaissez quoi ? demanda l’homme au grand couteau. J’ai idée que vous ressemblez beaucoup à un certain voleur et imposteur du nom d’Alvin Smith qui restait dans cette pension pas plus tard qu’asmatin.
— Vous parlez d’mon frère bien-aimé, monsieur, dit Calvin. Personne peut l’insulter sauf moi.
— Vous d’mande pardon, monsieur, fit l’homme. J’suis Jim Bowie, à vot’ service. Et si je m’trompe pas, vous venez de m’prouver qu’Alvin est pas l’seul bougre dangereux d’la famille.
— Vous mettez pas dedans la tête de m’livrer à cette populace. Mon frère a une sainte horreur de tuer des genses, mais j’ai pas autant de scrupules. Jetez ces soûlards contre moi, et ils exploseront tous en morceaux comme s’ils avaient engoulé un baril de poudre. Vous en premier.
— Qu’esse qui peut m’empêcher d’vous tuer icitte ? » dit Bowie. Puis une ombre de panique passa aussitôt sur son visage. « Non, j’bêtisais, faites arien à mon couteau. »
Calvin lui rit au nez. « Vous voulez une explosion spectaculaire d’la maison ?
— C’est vous l’artiste », fit l’homme.
Calvin s’introduisit dans la structure de la bâtisse, dans les poutres et madriers épais et lourds qui en composaient le squelette. Il les chauffa tous à la fois, et si fort qu’ils fondirent davantage qu’ils ne brûlèrent. La couche externe de chaque pièce de bois brûla si vite qu’on aurait dit, quand les cendres s’envolèrent, qu’une ménagère avait jeté à terre un oreiller fichu et que cent mille plumes s’échappaient d’un coup.
La maison s’effondra et projeta dans le ciel un tel nuage de fumée et de cendre, un tel souffle cuisant qu’il brûla carrément les cheveux, les cils et les sourcils des hommes du premier rang. Leur peau brûla aussi, et certains furent aveuglés, mais Calvin n’éprouva aucune pitié pour eux. Ils le méritaient, non ? C’était une populace meurtrière et incendiaire, non ? Ceux qui étaient maintenant aveugles ne participeraient plus jamais à des émeutes. Autant dire que Calvin les avait guéris tout net de leur violence.
« C’est utile d’avoir un bougre de vot’ qualité comme ami, j’ai idée, fit l’homme au couteau.
— Comment vous connaissez ça ? répliqua Calvin. Vous m’avez vu avec aucun d’mes amis. »
L’homme tendit la main. « Jim Bowie, monsieur, et moi j’aimerais être votre ami.
— Monsieur, m’est avis qu’vous avez pas d’amis dans ce monde, tout comme moi. Alors pas la peine de faire semblant qu’on s’aime. Vous avez b’soin d’mon aide pour quèque chose, et j’veux bien qu’on use de moi si on m’fait voir ce que j’ai à gagner dans l’affaire, et pourquoi c’est une bonne et noble entreprise.
— Y a pas de bonnes et nobles entreprises. Celles des pompes funèbres, par exemple, les ceusses qu’en profitent doivent d’abord être morts, et ils ont pas l’air d’aimer beaucoup ça. »
Bowie souriait.
« Qu’esse vous voulez d’moi, monsieur Bowie ?
— Vot’ compagnie. Pour une expédition. Un ouvrage que vot’ frère a refusé par rapport qu’il avait peur, m’est avis.
— Al a jamais peur d’arien, fit Calvin.
— Les ceusses qu’ont pas peur des Mexicas feraient aussi bien de s’brûler la cervelle, par rapport qu’elle leur sert à rien.
— Des Mexicas ?
— Certains d’entre nous autres croient qu’il est temps de ramener la civilisation au Mexique.
— La civilisation… comme celle-là ? » Calvin se tourna vers les émeutiers restants qui gambadaient et cabriolaient devant les braises chaudes et rougeoyantes. Il éclata de rire.
« La populace, c’est la populace, dit Bowie. Mais les Mexicas sont mauvais et faut les éliminer.
— Pour sûr. Mais pourquoi c’est à vous de l’faire ?
— J’en ai assez d’attendre Djeu. »
Calvin lui fit un grand sourire. « On pourrait p’t-être en discuter. J’suis jamais allé au Mexique. »
*
Alvin sentit qu’on lui donnait un coup de coude, qu’on lui secouait l’épaule.
« L’soleil est après s’lever », fit une voix de femme.
La Tia, c’était elle.
« Tout l’monde a déjà passé », dit une autre femme. La mère de Marie la Mort.
« Vous vous appelez comment ? murmura Alvin. J’connais pas vot’ nom.
— Rien », répondit-elle.
Marie la Mort tendit le bras et prit les mains ensanglantées dans les siennes. « Lève-toi, le sorcier. Lève-toi et passe sus l’pont de ton sang. »
Il voulut se mettre debout avec l’aide de la jeune femme, mais il se sentit aussitôt pris d’une faiblesse et ses jambes cédèrent sous son poids. Il tomba en avant sur les mains, mais ses coudes flanchèrent à leur tour, et sa figure s’écrasa à la surface du pont de cristal. Sous le poids du soc, son sac lui glissa de l’épaule. Tout le pont miroita alors de vie, et Alvin sentit une chaleur l’envahir. Une impression de paix. C’était fini. Il pouvait à présent dormir.
Aussitôt le pont commença à s’affaisser sous lui.
« Non ! s’écria La Tia. Maintenez ce pont ! Vous pouvez pas dormir asteure ! » Elle baissa la main et décolla le sac de la surface du pont. Le miroitement s’interrompit instantanément, et Alvin put à nouveau se concentrer. « Non, c’est pas l’moment de s’reposer, hein ?
L’armée s’en vient, mon gars ! fit La Tia. Ils connaissent que les esclaves se sont ensauvés asteure, c’est bétôt l’matin et personne fait son ouvrage. C’est pas des soûlards aujourd’hui, non. C’est des soldats, et faut qu’on passe de l’aut’ côté ! »
Mais ce n’étaient pas seulement les paroles de la femme qui redonnaient des forces à Alvin. Il sentait le pouvoir des charmes qu’elle portait. Il voyait toujours la faible magie des sorts et sortilèges et pouvait l’enrayer s’il le voulait, aussi s’était-il habitué à l’idée qu’elle n’avait aucun effet sur lui.
Mais il était aujourd’hui reconnaissant des forces qui passaient en lui tandis qu’elle lui enveloppait le cou d’un charme.
« Faut que j’reste icitte, dit-il doucement, sinon le pont tiendra pas.
— Vous avez dû rester icitte pour créer l’pont, dit La Tia. Mais vous sentez pas que vot’ frère a donné son propre sang de l’aut’ bord ? »
Alvin se projeta sur toute la longueur du pont et s’aperçut alors que sa flamme de vie n’y était pas seule. La sienne, c’était la lumière puissante à l’intérieur du cristal, mais il y avait une autre flamme de vie là-bas, et forte elle aussi. Arthur Stuart avait attrapé le pont et versé son propre sang dans l’eau pour le rejoindre.
La Tia et la mère de Marie la Mort – Rien, c’était ça ? – le soutinrent de part et d’autre tandis que Marie la Mort poussait sa brouette sur le pont en tête du groupe. Les derniers fuyards étaient déjà hors de vue dans le brouillard. Mais le brouillard se dispersait, et les premiers rayons de l’aube éclaircissaient le ciel à l’est. Arthur Stuart était peut-être toujours à son poste, mais pas Calvin.
Derrière eux, Michèle, l’amie et portière de La Tia, déposait des charmes sur le pont. Ils ne donnèrent pas lieu à un miroitement comme le soc. Ils rappelaient plutôt du sel répandu sur de la glace.
« Ça brûle, fit Alvin. J’veux pas d’ça.
— Faut empêcher les ennemis d’passer, dit La Tia. C’est mes charmes de peur et d’feu qu’elle étale.
— Ce pont a été inventionné pour accueillir le monde. Le cristal est là pour ouvrir les yeux aux genses. Vous pouvez pas y répandre la peur et les ténèbres et espérer qu’il va rester là.
— Vous connaissez vot’ affaire. Vous faites quèque chose que j’ai jamais vu, alors le temps que j’reste dessus vot’ sang, j’obéis à ce que vous dites. Michèle, lança La Tia par-dessus son épaule, tu ramasses tout ça, tu les poses en cercle sus l’écore, ça va les retenir un brin ! »
Michèle regagna en courant la berge et disposa les charmes en un grand demi-cercle pour tenir les soldats à distance le plus longtemps possible.
« Pour eux, ça sera comme des flammes, expliqua La Tia. La haine et la peur, ils vont en faire un feu. »
Le sang gouttait toujours des mains d’Alvin tandis qu’il marchait. Marie la Mort lâcha la brouette et voulut lui en prendre une pour la bander et arrêter l’hémorragie, mais Alvin s’écarta. « Faut qu’mon sang continue d’couler dans l’pont, dit-il. Arthur tout seul suffira pas.
— Alors, ce que vous faites là, ça reste pas ? demanda Marie la Mort.
— C’est la première fois que je l’fais, et j’crois pas l’avoir bien réussi. Mais p’t-être que ça peut jamais rester. P’t-être que c’est pas possible de bâtir une affaire de même qui dure.
— Arrête de l’faire causer, dit Rien. Reprends ta brouette, Marie, et montre-nous ’core l’chemin.
— Je l’connais, l’chemin, fit Alvin.
— Mais qu’esse on va devenir si vous tombez en faillitude, hein ? Dites-le. »
Alvin n’avait pas de réponse, et Marie la Mort se remit à pousser sa brouette en tête.
Ils n’étaient pas très loin lorsqu’ils entendirent Michèle courir derrière eux pour les rejoindre. « Les soldats s’en viennent et une masse d’autres hommes très encrèles. Le feu les empêche d’avancer pour le moment, mais ils ont des sortilèges d’épiement et de faufilage, alors ça les retiendra pas longtemps. Faut courir.
— J’pourrai pas », fit Alvin.
Mais au moment où il disait ces mots, il perçut le chant vert qui avait aidé les autres à traverser rapidement le lac et, maintenant qu’il ne se concentrait plus tout seul pour maintenir le pont, il pouvait le laisser entrer en lui, le laisser le guérir un peu et lui redonner quelques forces. Il demanda le silence aux femmes. « Vous entendez ça ? fit-il. Vous l’entendez ? »
Au bout d’un moment, oui, elles l’entendirent. Elles se turent alors, Alvin ne s’appuya plus sur elles, et bientôt les quatre femmes et le forgeron progressaient avec vivacité, plus vite qu’ils ne l’auraient cru possible, à plus grands pas que n’avait jamais marché aucune des femmes. Bien avant d’atteindre l’autre rive du Pontchartrain, ils rattrapèrent les derniers fuyards. Le chant vert s’amplifia aussi dans le cœur des traînards dès qu’Alvin fut à leur hauteur, à partir de quoi ils n’avancèrent plus en désordre et adoptèrent son allure.
C’était une bonne chose car Alvin ressentit comme un coup violent lorsque les premiers soldats chargèrent sur le pont. C’était sa flamme de vie qu’ils piétinaient et, contrairement aux pieds légers des fuyards, les godillots des soldats pesaient lourd. Alvin les entendait se heurter au chant vert dans leur course sur le pont étroit, comme la cacophonie de deux fanfares jouant à tout-va des airs différents.
Il se sentit faiblir et son pas se ralentit, d’abord un peu, puis de plus en plus à mesure que les soldats se rapprochaient.
Des centaines de soldats armés de fusils. À l’entrée du pont, on s’efforçait de faire avancer un cheval sur le cristal un cheval qui tirait une petite pièce d’artillerie de campagne.
« J’peux pus tenir, haleta Alvin.
— On y est presque, lança Marie la Mort. J’vois l’écore ! » Elle se mit à courir.
Mais il n’y avait pas de brouillard de ce côté du lac Pontchartrain, aussi la vue des feux de camp sur la rive ne signifiait-elle pas pour autant qu’ils touchaient vraiment au but. Alvin ralentit encore, tituba. Il dut à nouveau s’appuyer sur les femmes au point qu’elles le traînaient presque. Il se sentit à nouveau seul, abandonné par le chant vert – ou alors il n’en avait plus conscience. Mais à chaque baisse de son énergie sous le poids de l’armée qui approchait, il sentait qu’une autre force venait soutenir son sang dans la structure du pont. Arthur Stuart allait déjà bien au-delà de ses moyens, mais Alvin n’avait d’autre choix que se fier à lui jusqu’à ce que tout le monde soit en sécurité.
Au moment où le pont paraissait s’étendre interminablement devant eux, ils couvrirent les cent, puis les cinquante, puis les dix derniers pas et abordèrent le rivage en titubant. Marie la Mort avait lâché sa brouette sur la berge et rôdait ici et là, impatiente d’aider.
Arthur Stuart gisait, prostré, sur le sable. Pap Orignal et Mam Écureuil, à genoux, avaient les mains posées sur lui, le vieil homme en prière tandis que sa femme chantait les premières paroles qu’Alvin avait jamais entendues sur le chant vert, des paroles qui évoquaient la sève et les feuilles, les fleurs et les insectes, les poissons, les oiseaux et, oui, les écureuils qui grimpaient tous dans les filets de Dieu.
Arthur Stuart avait les bras tendus ; ses poignets saignaient sur le pont et ses doigts fouillaient la surface du cristal. En principe, il était incapable d’un pareil exploit, de projeter sa chair el ses os dans l’ouvrage d’Alvin, mais le pont était ici partiellement le sien, voire presque entièrement autour de ses doigts en sang, aussi le cristal répondait-il aux besoins du jeune métis.
Alvin se laissa tomber près de lui puis posa les mains et la tête sur son dos. « Arthur, faut que t’arrêtes asteure, c’est à toi d’arrêter en premier. Quand moi j’vais arrêter, tout l’poids va s’en venir sus toi et tu pourras pas l’endurer, alors faut que t’arrêtes en premier. »
Arthur paraissait ne pas l’entendre tant il était concentré, comme en pleine transe.
« Otez-lui les mains du pont », dit Alvin aux autres.
Mais Écureuil et Orignal ne purent y arriver, pas plus que La Tia ni Marie la Mort, aussi Alvin souffla-t-il à l’oreille d’Arthur : « Ils s’en viennent et on pourra pas tenir, l’pont supportera pas une charge aussi forte, faut que t’arrêtes, Arthur Stuart, j’peux pas résister pus longtemps et, si t’essayes tout seul, ça va te tuer. »
Arthur Stuart parvint enfin à répondre, mais d’une voix à peine audible. « Ils vont mourir.
— M’est avis, fit Alvin. Ceux-là qui connaissent pas nager. Ils crèveront en voulant ramener les esclaves en esclavage. C’est pas à toi d’épargner des hommes de même.
— C’est jusse des soldats.
— Et des fois du vaillant monde meurt en défendant une mauvaise cause quand on fait la guerre. »
Arthur Stuart éclata en sanglots. « Si j’arrête, j’les tue.
— C’est eux autres qu’ont voulu s’en venir sus un pont bâti pour la liberté, avec l’esclavage et la mort dedans l’tcheur.
— Soutiens-les, Alvin, sinon j’pourrai pas lâcher.
— J’vais faire de mon mieux, dit le forgeron. J’vais faire de mon mieux. »
Sur un ultime cri de souffrance, Arthur Stuart arracha ses mains ensanglantées du cristal. Alvin sentit la flamme de vie du jeune métis s’éclipser de la substance du pont, et il récupéra alors la sienne.
Le pont subsista encore un long moment grâce au seul soutien du sang.
Puis il disparut.
« Aide-les à pas s’noyer ! » s’écria Arthur Stuart. Puis il sombra dans un état entre l’inconscience et le sommeil profond.
Pap Orignal et Mam Écureuil l’éloignèrent de la berge et bandèrent ses blessures tandis que Marie la Mort et sa mère faisaient de même aux mains et aux pieds d’Alvin.
Le compagnon forgeron s’en aperçut à peine parce qu’il cherchait les flammes de vie des soldats. Il ne pouvait pas les sauver tous. Ceux qui avaient assez de jugeote pour abandonner leurs armes, se débarrasser de leurs brodequins et tenter de nager, ceux-là, il pouvait les maintenir à flot. Mais ceux qui n’essayaient pas, ceux qui ne renonçaient pas à leurs attributs de soldats, il n’avait pas la force de les aider.
La Tia comprit ce qu’il faisait et s’approcha au bord de l’eau, là où s’était trouvé le pont. Elle cabra la tête en arrière et lâcha une pincée de poudre dans sa bouche ouverte. Puis elle parcourut du regard l’étendue d’eau et cria d’une voix qu’on devait entendre à des milles de distance sur le Pontchartrain, une voix aussi puissante que le tonnerre, une voix qui propulsa de grandes ondulations à la surface du lac.
« Échappez vos armes, vous aut’ ! Tâchez d’nager ! Otez vos souliers ! Revenez-vous-en à la nage ! »
Tous l’entendirent. La plupart en tinrent compte et vécurent. Trois cents soldats avaient emprunté le pont ce matin-là, ainsi qu’un cheval attelé à un canon. Le cheval n’avait aucune chance de s’en sortir, mais il ne fallut à Alvin qu’un instant pour trancher le harnais qui le liait à son fardeau meurtrier.
Le cheval s’en tira sain et sauf ; le canon resta au fond de l’eau. Vous sauf une quarantaine d’hommes finirent par regagner le rivage à la nage, hors d’haleine et à moitié noyés, mais en vie. Aucun fusil ni aucun brodequin n’en réchappa.
Alors seulement, une fois le dernier de leurs ennemis désireux d’être sauvé en sécurité, Alvin se permit de perdre conscience.
La rive nord grouillait de milliers de gens, de tous âges, de toutes couleurs et parlant plusieurs langues différentes. Ils avaient terriblement besoin qu’on les prenne en main et qu’on leur dise où aller s’ils devaient trouver de l’eau potable et de quoi manger. Mais nul ne proposa de réveiller Alvin ou Arthur Stuart. L’homme et le garçon qui avaient créé un pont de cristal avec du sang et de l’eau – un tel pouvoir leur inspirait crainte et respect, aussi n’osaient-ils pas.
*
De retour à Barcy, Calvin vit ce qui se passait dans la flamme de vie d’Alvin, dans quel sommeil profond il était plongé, combien il était faible.
Je pourrais le tuer là, maintenant. Lui ouvrir un trou dans le cœur, lui noyer les poumons de sang, et il serait mort avant qu’on comprenne pourquoi. Personne ne saurait que c’est moi le responsable, et quand bien même on le saurait, personne n’arriverait à le prouver.
Mais je ne vais pas le tuer aujourd’hui, se dit-il. Je ne le tuerai jamais. Même si lui me tue sans arrêt avec ses jugements et ses condamnations, sa condescendance et ses leçons, son ignorance crasse de qui je suis. Parce que je ne suis pas comme lui.
Il s’abstient de tuer volontairement parce que c’est mal, croit-il, en vertu de je ne sais quelle loi arbitraire. Tandis que moi je m’abstiens de tuer, non pour obéir à une loi, mais de mon propre chef, parce que j’ai pitié de ceux qui me font du mal, se servent de moi et me méprisent.
Lequel est le pharisien, alors ? Et lequel ressemble à Jésus ? Même si personne ne voit les choses de cet œil, c’est la vérité. Dieu m’en est témoin.